ur la piste du cabaret La Trastienda,
c'est toute la genËse du tango que Carlos et
Daro, enlacÈs, racontent. Cette danse, nÈe sur
les trottoirs, se rÈpÈtait entre hommes, avant
d'aller la pratiquer avec les filles des
bordels. Alors pourquoi pas un tango gay ?
Depuis plus d'un an, Buenos Aires lui a
entrouvert ses portes. Le roi du tango argentin,
Carlos Gardel, ne traÓnait-il pas un souffle
d'ambiguÔtÈ sur sa sexualitÈ ? ScotchÈ aux
basques de maman, cet homme, adulÈ par les
femmes, n'a prÍtÈ son coeur qu'ý une seule
fiancÈe au point que certains PortËgnes
(1) la soupÁonnent de n'Ítre qu'un alibi. Une
hypothËse qui fait hurler ses adorateurs.
Depuis la fin des annÈes 90, Buenos Aires a
adaptÈ son tango centenaire au XXIe siËcle.
´C'est son Èvolution logique, commente le
compositeur Carlos Libedinsky. Il accompagne
une ville qui change dans un monde qui
bouge.ª Musicalement : Bj–rk, Massive
Attack, Air, Saint Germain, s'Ècoutent sur fond
de bandonÈon et le jungle-tango ou le
trip-hop-tango Èvoquent en paroles les conflits
mondiaux, la mondialisation, les relations
hommes-femmes... En image : les chutes de reins
tatouÈes, les jeans baggy pris dans un
abrazo (2) et les jeunes et vieux mÍlÈs
jusqu'au petit matin sur les planchers des
antiques salons Lo de Celia Tango Club,
Cochabamba, Centro Armenio ou dans des
guinguettes underground. ´C'est l'un des
aspects merveilleux de cette musiqueª, fait
remarquer Olga Besio, l'une des premiËres
professeures de tango reconnues par l'Etat au
lendemain de la dictature. ´Chaque changement
dans le tango traduit une rupture dans la
sociÈtÈ.ª
CensurÈe dËs sa conception, cette danse de
mauvais garÁons Èmigre ý Paris en 1907 pour ne
conquÈrir la haute sociÈtÈ de Buenos Aires
qu'une fois rentrÈe au berceau, aprËs la
PremiËre Guerre mondiale. Juan Domingo PerÛn
renversÈ par les militaires en 1955, les bals se
meurent pour renaÓtre une dÈcennie plus tard au
son de la dÈmocratie et des innovations
rythmiques controversÈes de Piazzolla. 1976 :
nouvelle dictature. Le couvre-feu et
l'interdiction de rassemblements obligent le
tango ý entrer en clandestinitÈ. Le retour de la
dÈmocratie en 1983 ne l'aide pourtant pas ý en
sortir. Quelques annÈes plus tard, Carlos Menem,
adorateur du billet vert, lance la vogue du tout
made in USA et le tango devient ringard.
Ironiquement, ce sont les consÈquences
catastrophiques de cette vÈnÈration qui, ý la
fin des annÈes 90, le ramËnent sur le devant de
la scËne. ´Depuis que notre pays a ÈtÈ bradÈ
aux Etats-Unis, nous nous disons aujourd'hui, en
pleine crise Èconomique et identitaire, qu'il
faut redÈcouvrir ce que l'Argentine offre et
possËde de bienª, explique le DJ animateur
de radio Leandro Frias, 30 ans. ´C'est dans
ce contexte que ma gÈnÈration s'est mise ý
gošter au tangoª le rythme de la ville
et le sentiment argentin.
´Les jeunes ont dÈcouvert l'essence mÍme
de cette danseª
´Avec cette danse, on comprend comment
draguer les filles, contrairement au rock o˜ il
n'y a aucune possibilitÈ de les approcherª,
remarque Jorge. Cela fait deux heures qu'avec
son ami Sebasti·n, debout sur un parapet, il
radiographie la milonga (3) dominicale de
la place Dorrego. ´Pendant longtemps c'Ètait
Gardel, Pugliese... des trucs qu'Ècoutaient nos
grands-parents. Jusqu'ý l'arrivÈe de Gotan
Project en 2000 : comme Piazzolla en son temps,
le groupe a fait swinguer le bandonÈon.ª
Dans la foulÈe commerciale de
l'argentino-europÈen Gotan Project qui ne
s'est jamais produit ý Buenos Aires , ont
dÈbarquÈ sur les scËnes et sur les ondes des
auteurs locaux : Narcotango, Tango Ghetto, Bajo
Fondo, Zort, Federico Aubele... ´Ces jeunes
PortËgnes ont repris ce rythme centenaire, pour
l'Èlectroniser et le rÈactualiser avec ce qu'ils
connaissent de l'Argentineª, observe Leandro
Frias.
Sous les maderas borrachas (4) de la
place Dorrego, un tout nouveau phÈnomËne a fait
son apparition : les ´gotanprojectiensª de 20
ans et les ´gardeliensª de 70 ans tangotent
ensemble sous les loupiotes rouges, vertes et
jaunes : ´On n'a plus de problËme aujourd'hui
ý se mÈlanger aux vieux : ý leurs cÙtÈs, on
apprend le cabeceo (5)ª, confient
Jorge et Sebasti·n. LËvres pincÈes, yeux fixÈs
sur les anciens emballant les pantalons taille
basse dont dÈpasse un string, les deux Ètudiants
en cinÈma explorent la guinguette maintenant
noire de monde. ´Les filles aiment Áaª,
conclut, doctoral, Sebasti·n.
A quelques p’tÈs de maisons de la place, le
444, rue Cochabamba abrite une institution
vieille de soixante-quinze ans d'o˜ est parti,
il y a six ans, le festival international du
tango. Carlos et Maria Teresa, ses propriÈtaires
septuagÈnaires, se rÈjouissent de cette jeunesse
qui dÈboule dans leur cafÈ. Une salle de
quelques mËtres carrÈs avec son bar et, au fond,
sa large cuisine dans laquelle Maria Teresa et
une amie prÈparent des empanadas. Il est
21 heures, un DJ aux cheveux blancs installe sa
chaÓne sur l'estrade tandis que des
tangueros en jeans et baskets profitent
de la salle vide. 23 heures : une trentaine de
couples ont envahi la piste. Filles et garÁons
assis au pied de la scËne ou sur des chaises le
long du mur Èchangent des regards. Certains se
dÈsaltËrent ý la biËre, d'autres vont prendre
l'air dans la ruelle sombre. Au comptoir, des
milongueros s'Èchangent les bonnes
adresses de milongas ou les noms des
meilleurs professeurs. ´Les jeunes ont
dÈcouvert l'essence mÍme de cette danse :
l'amitiÈ dans la renaissance du soirª,
affirme Carlo, sourire aux lËvres. Et le vieux
tanguero de s'offrir pendant son service
des pauses virevoltantes dans les bras de
tangueras novices.
Carlos Gardel, dans un cadre rouge
clignotant en forme de coeur, surveille
l'assemblÈe
Autre refuge pour cette jeunesse dans une
Argentine bouleversÈe : la Catedral. Un hangar
paracultural transformÈ tous les mardis
en guinguette underground. L'histoire dÈbute il
y a dix ans quand une bande de cinq copains
gratte la guitare au pied d'un entrepÙt
dÈsaffectÈ de la rue Sarmiento, dans le quartier
d'Almagro. Quelques annÈes plus tard ils
rÈcupËrent la b’tisse. Le rez-de-chaussÈe est
rÈservÈ ý leurs quartiers privÈs tandis que le
premier Ètage devient leur cuisine, salle
d'exposition, salon de famille et, tous les
mardis soirs, une freak milonga. ´Es
Alegriaª, annonce une affiche ý l'entrÈe.
Ici, contrairement aux traditionnels NiÒo Bien,
Salon Canning ou 444 Cochabamba, il n'y a ni
Èclairage, ni ventilateurs ou tables bien
rangÈes autour de la piste. Des bouts de bougies
Èclairent de gigantesques installations
artistiques, le bar est composÈ d'une
cuisiniËre, de Tupperware, de boÓtes ý oeufs...
Au sol, entre les pieds des chaises branlantes,
une voiture d'enfants et des bidons en
plastique. De la ferraille, un tÈlÈviseur des
annÈes 60 et une immense tenture rouge font
office de dÈcor mural. Carlos Gardel, dans son
cadre rouge clignotant en forme de coeur,
surveille l'assemblÈe composÈe de crÈatures aux
longues jambes, nombrils piercÈs, chemisiers
transparents, dos nus, pantalons baggy, costards
soigneusement nÈgligÈs. Ils ont en moyenne 25
ans et s'Èpuisent jusqu'ý 7 heures du matin sur
DiscÈpolo, Gotan Project, Mercedes Simone et des
chansons telles que Malena, Mi Noche
Triste... Comme Tony, 28 ans, serveur la
journÈe : ´Je suis ý la recherche de mon
identitÈ. C'est dans le tango et tout
particuliËrement ý la Catedral que je la
trouverai. Ce lieu est comme nous et notre pays,
un vrai bordel.ª
photos Mat jacob
(1) Habitants de Buenos Aires. (2)
Enlacement. (3) Bal o˜ se danse le tango. (4)
LittÈralement, ´bois ivresª. (5) Invitation sous
forme d'oeillade discrËte ý laquelle la femme
rÈpond par un hochement de tÍte. InventÈe pour
Èviter l'humiliation d'Ítre Èconduit en
public.