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Buenos Aires
Les temps du tango
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Mal famÈe, encensÈe puis dÈlaissÈe, cette danse revient sur le devant de la scËne. Aujourd'hui, jeunes et vieux se cÙtoient dans des bals centenaires et des lieux underground o˜ le tango se rÈinvente.

Par Anne DEGUY
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samedi 11 dÈcembre 2004 (Liberation - 06:00)
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Buenos Aires envoyÈe spÈciale

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sur la piste du cabaret La Trastienda, c'est toute la genËse du tango que Carlos et Daro, enlacÈs, racontent. Cette danse, nÈe sur les trottoirs, se rÈpÈtait entre hommes, avant d'aller la pratiquer avec les filles des bordels. Alors pourquoi pas un tango gay ? Depuis plus d'un an, Buenos Aires lui a entrouvert ses portes. Le roi du tango argentin, Carlos Gardel, ne traÓnait-il pas un souffle d'ambiguÔtÈ sur sa sexualitÈ ? ScotchÈ aux basques de maman, cet homme, adulÈ par les femmes, n'a prÍtÈ son coeur qu'ý une seule fiancÈe ­ au point que certains PortËgnes (1) la soupÁonnent de n'Ítre qu'un alibi. Une hypothËse qui fait hurler ses adorateurs.

Depuis la fin des annÈes 90, Buenos Aires a adaptÈ son tango centenaire au XXIe siËcle. ´C'est son Èvolution logique, commente le compositeur Carlos Libedinsky. Il accompagne une ville qui change dans un monde qui bouge.ª Musicalement : Bj–rk, Massive Attack, Air, Saint Germain, s'Ècoutent sur fond de bandonÈon et le jungle-tango ou le trip-hop-tango Èvoquent en paroles les conflits mondiaux, la mondialisation, les relations hommes-femmes... En image : les chutes de reins tatouÈes, les jeans baggy pris dans un abrazo (2) et les jeunes et vieux mÍlÈs jusqu'au petit matin sur les planchers des antiques salons ­ Lo de Celia Tango Club, Cochabamba, Centro Armenio ­ ou dans des guinguettes underground. ´C'est l'un des aspects merveilleux de cette musiqueª, fait remarquer Olga Besio, l'une des premiËres professeures de tango reconnues par l'Etat au lendemain de la dictature. ´Chaque changement dans le tango traduit une rupture dans la sociÈtÈ.ª

CensurÈe dËs sa conception, cette danse de mauvais garÁons Èmigre ý Paris en 1907 pour ne conquÈrir la haute sociÈtÈ de Buenos Aires qu'une fois rentrÈe au berceau, aprËs la PremiËre Guerre mondiale. Juan Domingo PerÛn renversÈ par les militaires en 1955, les bals se meurent pour renaÓtre une dÈcennie plus tard au son de la dÈmocratie et des innovations rythmiques controversÈes de Piazzolla. 1976 : nouvelle dictature. Le couvre-feu et l'interdiction de rassemblements obligent le tango ý entrer en clandestinitÈ. Le retour de la dÈmocratie en 1983 ne l'aide pourtant pas ý en sortir. Quelques annÈes plus tard, Carlos Menem, adorateur du billet vert, lance la vogue du tout made in USA et le tango devient ringard. Ironiquement, ce sont les consÈquences catastrophiques de cette vÈnÈration qui, ý la fin des annÈes 90, le ramËnent sur le devant de la scËne. ´Depuis que notre pays a ÈtÈ bradÈ aux Etats-Unis, nous nous disons aujourd'hui, en pleine crise Èconomique et identitaire, qu'il faut redÈcouvrir ce que l'Argentine offre et possËde de bienª, explique le DJ animateur de radio Leandro Frias, 30 ans. ´C'est dans ce contexte que ma gÈnÈration s'est mise ý gošter au tangoª ­ le rythme de la ville et le sentiment argentin.

´Les jeunes ont dÈcouvert l'essence mÍme de cette danseª

´Avec cette danse, on comprend comment draguer les filles, contrairement au rock o˜ il n'y a aucune possibilitÈ de les approcherª, remarque Jorge. Cela fait deux heures qu'avec son ami Sebasti·n, debout sur un parapet, il radiographie la milonga (3) dominicale de la place Dorrego. ´Pendant longtemps c'Ètait Gardel, Pugliese... des trucs qu'Ècoutaient nos grands-parents. Jusqu'ý l'arrivÈe de Gotan Project en 2000 : comme Piazzolla en son temps, le groupe a fait swinguer le bandonÈon.ª Dans la foulÈe commerciale de l'argentino-europÈen Gotan Project ­ qui ne s'est jamais produit ý Buenos Aires ­, ont dÈbarquÈ sur les scËnes et sur les ondes des auteurs locaux : Narcotango, Tango Ghetto, Bajo Fondo, Zort, Federico Aubele... ´Ces jeunes PortËgnes ont repris ce rythme centenaire, pour l'Èlectroniser et le rÈactualiser avec ce qu'ils connaissent de l'Argentineª, observe Leandro Frias.

Sous les maderas borrachas (4) de la place Dorrego, un tout nouveau phÈnomËne a fait son apparition : les ´gotanprojectiensª de 20 ans et les ´gardeliensª de 70 ans tangotent ensemble sous les loupiotes rouges, vertes et jaunes : ´On n'a plus de problËme aujourd'hui ý se mÈlanger aux vieux : ý leurs cÙtÈs, on apprend le cabeceo (5)ª, confient Jorge et Sebasti·n. LËvres pincÈes, yeux fixÈs sur les anciens emballant les pantalons taille basse dont dÈpasse un string, les deux Ètudiants en cinÈma explorent la guinguette maintenant noire de monde. ´Les filles aiment Áaª, conclut, doctoral, Sebasti·n.

A quelques p’tÈs de maisons de la place, le 444, rue Cochabamba abrite une institution vieille de soixante-quinze ans d'o˜ est parti, il y a six ans, le festival international du tango. Carlos et Maria Teresa, ses propriÈtaires septuagÈnaires, se rÈjouissent de cette jeunesse qui dÈboule dans leur cafÈ. Une salle de quelques mËtres carrÈs avec son bar et, au fond, sa large cuisine dans laquelle Maria Teresa et une amie prÈparent des empanadas. Il est 21 heures, un DJ aux cheveux blancs installe sa chaÓne sur l'estrade tandis que des tangueros en jeans et baskets profitent de la salle vide. 23 heures : une trentaine de couples ont envahi la piste. Filles et garÁons assis au pied de la scËne ou sur des chaises le long du mur Èchangent des regards. Certains se dÈsaltËrent ý la biËre, d'autres vont prendre l'air dans la ruelle sombre. Au comptoir, des milongueros s'Èchangent les bonnes adresses de milongas ou les noms des meilleurs professeurs. ´Les jeunes ont dÈcouvert l'essence mÍme de cette danse : l'amitiÈ dans la renaissance du soirª, affirme Carlo, sourire aux lËvres. Et le vieux tanguero de s'offrir pendant son service des pauses virevoltantes dans les bras de tangueras novices.

Carlos Gardel, dans un cadre rouge clignotant en forme de coeur, surveille l'assemblÈe

Autre refuge pour cette jeunesse dans une Argentine bouleversÈe : la Catedral. Un hangar paracultural transformÈ tous les mardis en guinguette underground. L'histoire dÈbute il y a dix ans quand une bande de cinq copains gratte la guitare au pied d'un entrepÙt dÈsaffectÈ de la rue Sarmiento, dans le quartier d'Almagro. Quelques annÈes plus tard ils rÈcupËrent la b’tisse. Le rez-de-chaussÈe est rÈservÈ ý leurs quartiers privÈs tandis que le premier Ètage devient leur cuisine, salle d'exposition, salon de famille et, tous les mardis soirs, une freak milonga. ´Es Alegriaª, annonce une affiche ý l'entrÈe. Ici, contrairement aux traditionnels NiÒo Bien, Salon Canning ou 444 Cochabamba, il n'y a ni Èclairage, ni ventilateurs ou tables bien rangÈes autour de la piste. Des bouts de bougies Èclairent de gigantesques installations artistiques, le bar est composÈ d'une cuisiniËre, de Tupperware, de boÓtes ý oeufs... Au sol, entre les pieds des chaises branlantes, une voiture d'enfants et des bidons en plastique. De la ferraille, un tÈlÈviseur des annÈes 60 et une immense tenture rouge font office de dÈcor mural. Carlos Gardel, dans son cadre rouge clignotant en forme de coeur, surveille l'assemblÈe composÈe de crÈatures aux longues jambes, nombrils piercÈs, chemisiers transparents, dos nus, pantalons baggy, costards soigneusement nÈgligÈs. Ils ont en moyenne 25 ans et s'Èpuisent jusqu'ý 7 heures du matin sur DiscÈpolo, Gotan Project, Mercedes Simone et des chansons telles que Malena, Mi Noche Triste... Comme Tony, 28 ans, serveur la journÈe : ´Je suis ý la recherche de mon identitÈ. C'est dans le tango et tout particuliËrement ý la Catedral que je la trouverai. Ce lieu est comme nous et notre pays, un vrai bordel.ª

photos Mat jacob

(1) Habitants de Buenos Aires. (2) Enlacement. (3) Bal o˜ se danse le tango. (4) LittÈralement, ´bois ivresª. (5) Invitation sous forme d'oeillade discrËte ý laquelle la femme rÈpond par un hochement de tÍte. InventÈe pour Èviter l'humiliation d'Ítre Èconduit en public.

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